Le Moment, Septembre 1939 (Année 7, no. 1350-1374)

1939-09-01 / no. 1350

LA BOULE ROULE ENCORE Elle roule depuis déjà huit jours. Elle passe du rouge au noir, de la paix à la guerre et défiant l'impatience et l'an­xiété du monde, hésite entre les deux et n'ose encore se fixer sur aucune. »II est encore incertain si nous aurons la paix ou la guerre" a dit M. Chamberlain mardi à 15 h. 15 et c'est derechef exact ce mer­credi à 21 heures. Cette incertitude provient du fait que nul n'a encore cédé et il n’y dans aucun camp, de signes d'un changement quelconque d'attitude. D autre part, l'intervention de M. Roosevelt reste encore sans résultat et les offres de bons offices en vue d'une médiation, qu'ont faites le Roi des Belges et la Reine Wilhelmine sont encore à l'état de policitation. L'Agence „Havas" a mandé hier matin de Berlin, il est vrai, ÎY? que „la presse allemande prenait en sérieuse considération les possibilités d'une solution de la crise, par voie pacifique, en collaboration avec l'Angleterre, en se montrant aimable à l'é­gard de celle-ci". Et l'Agence „Havas” citait pour corroborer ses asser­tions un article paru dans le „Hamburger Fremdenblatt". Pourtant, dans l'après-midi, l’Agence allemande D. N. B. citant à son tour un article du même „Hamburger Fremdenblatt", concluait avec ce journal que le discours de mardi de M. Chamberlain ne contient pas de possibilité concrète de détente, de sorte que la crise continue". L'Agence „Havas" citait encore dans le télégramme auquel nous venons de nous référer, un article de la „Deutsche Allgemeine Zeitung". L'Agence D. N. B. cite, elle aussi, le même article. Mais dans le télé­gramme de cette dernière agence, on trouve la citation suivante, qui n'existait pas dans le premier: ,,A recommander la voie des négociations directes entre l'Allemagne et la Pologne, on ne pourra pas résoudre le problème". Pour ce que nous voulons démontrer, il y a encore une re- marque à faire: aussi dirigés qu'ils soient, on ne saurait affirmer qu'actuellement tous les journaux allemands soient dans les sécrets des Dieux. M faut donc aller vers l'offeieux du parti nazi, le „Voelkischer Beobachter" et vers l’officieux de M. von Ribbentrop, la „Berliner Boersenzeitung", pour approcher la véritable pensée des dirigeants du Troisième Reich. Or, le „Voelkischer Beobachter" écrivait hier dans son éditorial, intitulé „C'est à Londres de choisir", les lignes suivantes: ..L'Allemagne n'est pas disposée de sacrifier à l’Est ses intérêts vitaux et l'existence de ces compatriotes". Et la „Berliner Boersenzeitung" synthétise comme suit la situation: „L'amélioration décisive de l'atmosphère dépend de la réalisation complète des revendications du Fuehrer à propos de Dantzig et du Corridor qui doivent revenir au Reich". Par conéquent, du côté allemand, il n'y a pas la plus légère déviation à enregistrer dans l'attitude fixée dimanche dernier par écrit, dans la lettre adressée a M. Daladier. Du côté franco-britannique, il n'y a non plus de change­­ment d'aflitude, ni même d'indices qu'on serait disposés à la modifier dans le sens d'une résistance moindre. „La ligne de conduite de Paris et de Londres reste immua­ble" — écrivait hier dans „Le Jour-Echo de Paris", M. François Pietri, ancien ministre de la Marine. Quelle est celle ligne de conduite? “M. Léon Blum, ancien président du conseil, l'a précisée hier dans „Le Populaire", et M. Anthony Eden, ancien ministre des Affaires Etrangères, dans un discours prononcé mardi soir au poste de radio Londres. M. Léon Blum a dit: „Les grandes démocraties s'opposeront jusqu'au bout aux solutions basées sur la contrainte, la violence, ia soumission par la force, etc. Je ne vois donc pas d'autre moyen de résoudre pacifi­quement la crise, du moment que le Chancelier Hitler, par sa réponse à Daladier, a rejeté avec violence l'offre de négociation directe avec la Pologne, sous les auspices de l'Angleterre et de la France". Et M. Anthony Eden, de son côté, a dit: „Pour nous, aucune solu­tion ne peut être acceptable si elle ne consolide pas d'une manière dé­cisive le front de la paix et si elle ne prouve pas, d'une manière évidente, que la tentative d'obtenir des concessions par la force, a échoué. Si une telle solution ne surgit pas, nous accepterons le défi. La décision fatidique doit se produire". Et-il permis de conclure d'après ces deux extraits que vraiment la France et la Grande Bretagne restent inébranlables sur leurs anciennes positions et que ces deux opinions, reflètent, en effet, et l'opinion offi­cielle et celle des peuples respectifs? Oui ! Et voilà pourquoi : D'abord, pour ce qui est de la France, on retiendra le fait qu'avant d'écrire l'article ci-dessus cité, M. Léon Blum a rendu visite à M. Da­­lad 1er. D'autre part, on remarquera que, simultanément, ont paru hier, dans le „Petit Journal” et „Le Populaire", deux articles, l'un, signé par le chef de l'extrême droite, le colonel la Rocque; l'autre, signé par le chef de l'extrême gauche, le sénateur communiste Marcel Cachin,­­et tous deux s'exprimaient en des termes presque identiques pour dire que „la France est unie et décidée" et que „si le Fuehrer choisit la guerre, il nous trouvera tous aux premiers rangs pour défendre la sé­curité du pays, sa signature et nous opposer à l'hégémonie". Quant à la valeur des déclarations de M. Anthony Eden, exception faite qu'il a été le dirigeant du Foreign Office et qu'on reparle de sa rentrée au gouvernement, il convient de souligner qu'il a prononcé son discours à un poste de radio officiel et qu'avant de faire ce discours, il a rendu visite à Lord Halifax. Par conséquent, nous ne nous trompons nullement lorsque lus soutenons qu'aussi bien Berlin que Londres et Paris, res­­,nf fermes sur leurs positions et n'entendant pas modifier d'un ota leur attitude vis-à-vis de l'actuel conflit germano-polonais. Dans ces conditions, comment pourrait-on affirmer que la situation se soit améliorée depuis dimanche? Evidemment, fa ni que les hostilités n'ont pas commencé, il y a en­core la oossib:IH’ d’espérer dans ce qu'on a appelé „le triomphe de la raison" et il y a encore une marge que la paix soit sauvée. (Suite page 3 Ä La portée internationale de l’accord serbocroate Belgrade, août 1939 L’accord tellement souhaité en­tre M. Tzvetkovitch, président du conseil yougoslave, président du parti gouvernemental, l’Union ra­dicale yougoslave, et M. Matchek, chef du parti paysan croate, qui groupe sous son drapeau la pres­que totalité des Croates vient d’être signé. Cet accord marquera la consoli­dation intérieure de la Jtougosia­­vie, raffermira son prestige inter­national et il est susceptible d’é­carter des Balkans les menaces de guerre qui - rôdent depuis un cer­tain temps autour de cette pénin­sule, connue jadis comme un foyer de guerre chronique Cette affirmation, nous la ba­sons sur les raisons suivantes: La Yougoslavie, créée au mo­ment de l’armistice par la réunion dans un seul Ctat de tous les Ser­bes, Croates et Slovènes vivant en Vieille-Serbie, au Monténégro et dans les régions méridionales de l’ancienne Autriche - Hongrie, est un pays principalement agricole, possédant d’importantes richesses minières vers lesquelles se tour­nent les yeux des capitalistes étrangers en quête de placements fructueux. Ses mines de cuivre, de fer, de plomb, zinc, chrome, etc., ne sont pas inconnues des spécia­listes. et déjà d’importants capi­taux anglais, français et allemands sont investit^ dans différentes ex­ploitations minières de ce pays En outre, sa position à cheval en­tre l’Europe centrale et les Bal­kans confère à la Yougoslavie une position stratégique et commer­ciale de premier ordre. Cet ensemble des faits nous ex­plique l’importance particulière qu’on accorde en Europe à la po­sition diplomatique de la Yougo­slavie. C * • * Le peuple yougoslave est un peuple pacifique. Ayant réalisé son unité nationale à l’issue le grande guerre, il n’a aucune ambi­la tion expansionniste envers ses voi­sins. 1 • * * Ces laborieux pourparlers Tzvet­kovitch - Matchek viennent d’être couronnés de succès. Les Croates L'accord serbo-croate est un appoint important à la cause de la paix en Europe centrale et un nouvel espoir pour tous ceux qui désirent voir l'actuelle tension politique en Europe se dissiper et disparaître progressive­ment. ont obtenu des satisfactions sub­stantielles. Les banovines de la Save et du Littoral, où ils sont en majorité, ont été réunies en une seule banovine, dans laquelle ils seront les maîtres absolus gérer les affaires inferieures pour de cette région. Mais le gouverne­ment central de Belgrade conti­nuera, comme par le passé, à di­riger les affaires communes Je l’Etat (affaires étrangères, armée, marine, sûreté nationale, trans­ports, etc.). Ce ne sera donc pas un régime fédéraliste, mais un ré­gime de grande décentralisa don administrative, qui donnera un nouvel élan à la vie des différen­ tes provinces de la Yougoslavie. La réconciliation serbo - croate par la formation d’un gouverne­ment d’union nationale crée dans ce pays une atmosphère de plus forte union morale entre tous les citoyens yougoslaves, et leur ar­dent patriotisme s’en trouve con­sidérablement renforcé. La nation yougoslave apporte ainsi au monde une nouvelle preu­ve de sa haute conscience natio­nale et de sa maturité politique. Son prestige international se trou­ve rehaussé et ceux rui auraient pu préméditer une attaque contre ce pays pour le rayer de la carte du monde, hésiteront davantage a­­vant de se lancer dans une pa­reille aventure, car ils savent que la nation yougoslave, intérieure­ment consolidée, peut opposer une résistance dangereuse aux entre­prise -s impérialistes, d’où qu’elles viennent. De ce fait, l’accord serbo-croate est un appoint important à cause de la paix en Europe cen­la trale et un nouvel espoir pour tous ceux qui désirent voir l’ac­tuelle tension politique en Europe se dissiper et disparaître progres­sivement. MATO VOUTCHETITCH Lire page IV : La situation internatio­nale s’est aggravée cette nuit — UN CONSEIL DE LA DÉFENSE DU REICH A ÉTÉ CRÉÉ POUR RECOURRIR À DES MESURES EXCEPTIONNELLES — TOKIO Un nouveau gouvernement vient d'être constitué sous la prési­dence de M. ABE, qui changera de tond en comble la politique du Japon. — Quel nom prédestiné, tout de même, pour quelqu’un qui va recommencer tout de l’A. B. VENDREDI 1 SEPTEMBRE 1939 M. ANTHONY EDEN ancien chef du Foreign Office a déclaré dans nn discours à la radio que le peuple britannique a tou­jours été partisan de la paix mais il veut que cette paix soit basée sur la suppression de la force et sur le respect de la parole donnée. CHRONIQUE DES IDÉES LA RENAISSANCE DU POSITIVISME Paris août 1939 La vie entière d’Auguste Comte, dont les positivistes vont célébrer la mémoire le 5 septembre pro­chain, à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, a constitué une lutte contre les philosophes officiels de la Sorbonne et du Collège de Fran­ce. Son caractère difficile s’oppo­sait à toute conciliation. Il a cepen­dant très vite conquis à ses idées des savants tels que Blainville, plus tard Littré et Stuart Mill. Mais, jusqu’à la fin du siècle dernier, sa doctrine a trouvé de très rares dis­ciples dans les milieux qu’on peut dénommer classiques. La Sorbonne ne s’est guère préoccupée du com­­tisme avant que le buste du maître ne fût dressé en face d’elle. On ne peut pas dire qu’elle l’ait définiti­vement adopté, mais, depuis cin­quante ans, il n’y a pas de philo­sophe gnostique ou agnOstiqüe qui n’ait compris le positivisme dans le cercle de ses études. Durkheim, Lucien Lévy-Bruhl, Emile Bout roux, Meyerson et beau­coup d’autres savants du premier ordre ont ou accepté une partie des principes ou examiné sympathique­ment l’ensemble. Tout récemment, Le professeur Abel Rey a consacré au moins deux années de son en­seignement à exposer le système avec une telle admiration que les positivistes sont presque en droit de la considérer comme l’un des leurs. Enfin, de cet enseignement est sorti un jeune philosophe, M. Pier­re Ducassé, lequel, après avoir con­sacré au comtisme sa thèse de doc­torat ès lettres et l’avoir soutenue avec un succès considérable, vient de prendre en mains la direction de la Revue positiviste internationale. M. Ducassé a tout ce qu’il faut pour embrasser dignement son su­jet, car il est en première ligne un mathématicien, qualité que Platon jugeait indispensable à tout pro­­feseur de philosophie. Depuis le livre si attachant de M. J. Delvolvé, professeur à la Fa­culté des lettres de Toulouse, sur la Pensée comtienne, nous n’avions pas vu surgir un travail aussi com­plet touchant la doctrine de celui qu’Emile Faguet proclamait le plus grand penseur du dix- neuvième siècle. A vrai dire, les idées d’Auguste Comte, venues immédiatement près notre révolution politique, for­a­­ment une révolution intellectuelle capable, lorsqu’elle aura porté tous ses fruits, de changer la face du monde. A ceux qui ont méprisé Comte ou qui n’ont pas essayé de le compren­dre, M. Ducassé objecte que l’ex­périence d’une idéologie nouvelle doit porter sur plusieurs siècles a­­vant de pouvoir être appréciée. Er­nest Renan, qui a plagié Comte dans son Avenir de la Science, di­sait que sa philosophie ne demeu­rerait dans l’histoire que comme une étiquette En tant que littéra­teur, Renan demeure incomparable et, bien que M. Lucien Romier ait écrit que La Prière sur l'Acropole était un pensum de rhétoricien, je pense que ia postérité la placera à côté de la dernière lettre de Ju­lie à Saint-Preux, comme l’échan­tillon de la plus belle prose musi­cale qui ait été produite en langue française. Ce qui a rendu le positivisme si lent à conquérir une élite, c’est jus­tement la terrible terminologie d’Auguste Comte. M. Ducassé. qui MAURICE AJAM (Suite paee 2)

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