Výtvarné Umění, 1968 (XVIII/1-10)

1968-08-01 / No. 8

fut une protestation extréme contre le cóté physique de la peinture. Ce fut une attitude métaphysique,» dit-il ä Sweeney. Le peintre « doit traverser le miroir de la rétine comme Alice au pays des merveilles,» dit-il autre part. Duchamp est contre Courbet, contre les impres­­sionnistes, les fauves, les futuristes et surtout contre les expressionnistes abstraits. 11s limitent tous le monde ä son «aspect rétinien». Cest non seulement un appauvrissement, mais aussl un mensonge. Le peintre ne dispose cependant que du monde du visible. L’issue ne serait-elle pas de bouleverser le monde optique par ľoptique elle-méme? Parmi une des etudes préparatoires de la «Mariée», il у a un tableau sur une plaque de verre muni d’un verre grossissant et portant l’inscription : «A regarder d’un ceil, de pres, pendant presque une heute.» La lentille devait permettre au spectateur d’apercevoir, aprés une heute de contemplation, la « Mise á nu de la mariée». «A regarder d’un ceil» fut realise par Duchamp en 1918. Viennent ensuite : en 1920, la «Rotativeplaque verre, optique de precision» — plaques de verre peintes qui, en tournant, créent ľiilusion de cercles concentriques; en 1925, la «Rotative demi-sphěre»; en 1935, la série des «Rotoreliefs». En 1925, Du­champ utilisa des objets semblables — cercles et spi­rales tournants dormant ľiilusion d’un relief — dans son film expérimental «Anemic cinéma». Ce ne sont pas de simples jeux. Leur but est de susciter un simulacre, un étourdissement optique, la visualisa­tion de ce qui est invisible. Exprimer ľinexprimable, peindre le non-représen­­table, rendre visible ce qui ne l’est pas, voilä, l’essen­­ce de tout art. Les ready-made de Duchamp n’ont pas de «valeur piastique». Us expriment une «idée»; ils sont «des réinstaurations de l’objet dans un nou­veau domaine,» ой ils de viennent «une chose que ľon ne regarde méme pas, mais dont on sait qu’elle existe, qu’on regarde en tournant la tete, dit Du­champ ä Jouffroy. Rendre visible ce qui ne l’est pas, voilä ce qui con­­stitue la trame fundamentale de la «Mariée». 6 L’idée de la «Mariée» germe en Duchamp depuis 1912. II commence l’ceuvre en 1915 et lui consacre, durant les années suivantes, beaucoup de réflexion et de travail. En 1923, il ľabandonne, sans toutefois cesser ďy penser; en 1955, U dit encore ä Sweeney : «J’ignore méme si je ľachéverai un jour.» C’est un genre ďceuvre qui ne se rencontre guére dans ľart moderne : une allégorie. «En fait, toute la peinture du passé, les cent derniéres années excepté, avait été une peinture littéraire ou religieuse : eile avait été entiérement au service de ľesprit,» dit Du­champ dans ses entretiens avec Sweeney. «Au cours du dernier siécle, ce caractére a entiérement disparu. Plus la peinture s’adressait aux sens — c’est-ä-dire plus eile devenait animale —, plus eile était estimée.» Dans la «Mariée», Duchamp se proposait justement ďexprimer un concept. Voilá pourquoi, plus que nulle autre oeuvre moderne, la «Mariée» exige tant de commentaires et d’analyses pour étre comprise. Pourtant, le concept sur lequel eile est basée ne constitue aucun théoréme, rien qui puisse étre for­­mulé en termes logiques. La «Mariée» voulait étre ľexpression ďune sorte ďexpérience fondamentale, primaire, sur laquelle, pour Duchamp, repose la vie. Mais justement, parce qu’elle devait en étre ľexpres­sion la plus adéquate, la plus exacte et la plus com­­plěte, eile est devenue une täche extrémement dif­­ůci.e et, finalement, irréalisable. Ľallégorie du Duchamp ne s’appuie en effet sur aucune iconologie ni aucune technologie tradition­­nelles. C’est une tentative en vue de créer une nou­­velle mythologie — tentative comparable ä celie de Joyce dans «Finnegans Wake», mais encore plus conséquente. C’est une ceuvre qui, dans tous ses éléments, veut étre contemporaine. Voilä pourquoi Duchamp devait tout inventer ici : le vocabulaire et la representation picturales aussi bien que la dé­marche piastique. C’est á juste titre que Breton, dans son céléhre essai «Phare de la Mariée», dit qu’aucune ceuvre d’art n’a, jusqu’ä ce jour, atteint á un tel équilibre entre le rationnel et l’irrationnel. Comme l’ont fait remarquer jadis Harriet et Sidney Janis, ľoeuvre représente en fait l’assomption. La «Mariée» qui, ä ľorigine, était la «Vierge», est sainte Marie. Selon les notes écrites de Duchamp, «la Mariée, á sa base, est un réservoir á essence d’amour (ou puissance-timide). Cette puissance-timide, distri­­buée au moteur á cylindres faibles, au contact des étincelles de sa vie constante (magnéto-désir) explo­­se et épouse cette vierge arrivée au terme de son désir.» Le mécanisme doit fonetionner de fa^on á déshabiller la mariée; la mariée «fournit ľessence d’amour aux étincelles de la mise á nu électrique». La premiére analyse détaillée du mécanisme de la «Mariée» fut faite dans ľessai de Breton que nous avons cité plus haut. Richard Hamilton a décrit en bref comment, selon lui, il devait fonetionner : «Sous la chute d’eau, la roue du moulin commence á tourner et transmet au petit chariot un lent mou­­vement de va-et-vient. Nous entendons chanter ses litanies qui contrastent avec le silence du cimetiěre d’uniformes et de livrées, auxquelles le gaz insufflé donne des formes males. Ces opérations laborieuses préparent le grand jaillissement orgiaque final et nous sommes saisis d’admiration devant la beauté de ľaura qu’il engendre. Les séves pénétrent dans la Mariée, des messages sont transmis depuis les lacs des possibilités fortuites, ľénergie tumultueuse d’un univers de robots tend de toutes ses forces á la création. Dans un grondement de tonnerre, «La Mariée mise á nu par ses célibataires, méme» accéde á sa fantastique splendeur.» Mais dans les destinées et dans ľidée de ce tableau, il у a quelque chose d’amer. Marie est mise á nu en vain : les célibataires sont stériles, ľinachévement du tableau en est le symbole. «La machine mále et la machine femelle fonetionnent séparément... Ľhor­­logisme qui devait déclencher le dégrafage de la robe n’ayant pas été réalisé, la Mariée n’est pas mise á nu...», écrit Robert Lebel, qui note : « Ni Marcel, ni aucun de ses fréres ou sceurs n’ont fait souche et la famílie Duchamp irrévocablement s’éteindra.» En fin de compte, le mythe de la Mariée est le mythe de la stérilité, de ľéchec. Cette amertume se manifeste déjä dans les tableaux cubo-futuristes de Duchamp, dans son «Jeune homme triste dans un train» et dans son «Nu des­cendant un escalier». Elle se traduit aussi par les blasphémes dont Duchamp accompagne son travail sur la «Mariée» : la «Fontaine», ou une allusion ďordre sexuel s’allie ä ľidée de miction; les oeuvres hermaphrodites «L. H. O. O. Q.» et «Belle Halei­­ne — Eau de Violette» se rapportent manifestement á ce mythe de ľéchec. Le jeu de mots «Fresh Wi­dow», titre d’une oeuvre datant de 1920, trahit un humour noir, tout comme ľoeuvre elle-méme : une fenétre tendue de peaux bleu foncé brillantes á la place des vitres. Cette amertume se manifeste encore sous une autre forme dans le «Ready-made malheureux» qu’en 1919 il envoie de New-York ä sa soeur comme cadeau de noces : c’est un precis,de géométrie que Suzanne, á la demande de Marcel, accrochera au balcon de son appartement parisien pour que le vent puisse «compulser le livre, choisir Íui-méme les problémes, effeuiller les pages et les déchirer...» La moustache etla barbiche de la Joconde sont pré­­cisées d’un trait craintif, les lettres y sont ajoutées d’une main anxieuse et hésitante. Ce que ľon considérait comme une provocation est plutôt le témoignage d’une tristesse sans espoir. 7 La prononciation ffangaise de «R. Mutt», signature de la «Fontaine», est presque homonyme du mot ermite. Duchamp refuse cette interprétation. La signature doit étre lue en anglais, dit-il, eile ne signifie rien d’autre que le nom du personnage des bandes des­­sinées. L’interprétation «ermite» n’aurait toutefois rien de déplacé. N’y a-t-il pas quelque chose ďascé­­tique dans tout le personnage de Duchamp ? Peintre des plus doués de sa génération, il abandonne la peinture ä l’äge de trente-six ans. Célébré depuis la premiére guerre mondiale dans les milieux artisti­­ques de New-York comme nul autre artiste, il n’exploite méme pas ce succés pour assurer sa sub­­sistance au moyen de ľart, mais donne , des lemons de frangais. Le реи d’ceuvres qu’il crée comme artiste, il les cede ä des prix dérisoires á ses amis ou méme les laisse détruire. Un des premiers á avoir fomenté, dés avant la premiére guerre mondiale, «le complot dada» (Lebel), il ne participe cependant ä aucune exposition dadalste; et lorsqu’il devient une des personnalités les plus respectées parmi les surréalistes, il les aide á installer leurs expositions et leurs étalages, mais n’expose pas avec eux, ne signe aucun de leurs manifestes. Lorsque, dans les années trente, ceux de sa génération accédent au sommet du succés moral et matériel, la seule ex­position ä laquelle il participe, est le grotesque Concours Lépine. Mais ce n’est pas non plus de l’orgueil. Tout comme il faisait peu de cas jadis de la gloire, il l’accepte maintenant qu’il est célébre. Il se laisse interviewer, photographier, participe aux vernissages. Il consi­­dére tout cela comme une indispensable politesse. Ce faisant, il dit ä Cabanne, il ne pense pas que ce qu’il a fait puisse avoir quelque importance. Il n’y a chez lui aucune pose. Duchamp ne parlait jamais ďascěse, mais ďironie. D’une ironie particuliére : la «méta-ironie». En i960, dans une allocution tardive, il parle déjä ouvertement d’une «révolution ďordre ascétique» qui se fera en dehors de ľart prospére contemporain. Ce sera une révolution «dont le grand public ne sera méme pas conscient et que seuls quelques initiés développeront en marge d’un monde aveuglé pár le feu ďartifice économique». R. Mutt ou Ermite, ironiste ou ascéte : dans tous les cas c’est un refus sceptique du monde. Mais ľindifférence de ľascéte, tout comme celie de ľiro­­niste, ne sont qu’apparentes. Elles sont ľexpression ďun intérét plus profond, qui va au-delá des phéno­­ménes, au-delá du visible et du perceptible, qui plonge vers les origines, vers ľessentiel. Nous commenjons á comprendre la retenue, la déli­­catesse, la simplicité et la modestie si particuliéres qui caractérisent l’ceuvre de Duchamp. C’est la retenue du sage qui sait que le monde n’est ni le commencement ni la fin de tout. Tout l’ceuvre de Duchamp allie de fa^on curieuse le mythe de la stérilité ä celui de ľamour. Sa plus grande ceuvre, qui se voulait une apothéose de ľamour, est devenue ľapothéose de ľamour inac­­compli. Mais la Joconde aux moustaches continue ä sourire et la «Feuille de vigne femelle» est une modeste action de graces. Le temporel commence dans ľin­­temporel, alors que ľintemporel commence dans le temporel. «Je crois beaucoup ä ľérotisme parce que c’est vrai­­ment une chose assez générale dans le monde entier, une chose que les gens comprennent.,.,» dit-il á Ca­banne. «Je ne lui donne pas une signification per­­sonnelle, mais enfin c’est vraiment le moyen de mettre au jour des choses qui sont constamment cachées — et qui ne sont pas forcément de ľérotisme — á cause de la religion catholique, á cause des regies sociales. Pouvoir se permettre de les révéler et de les mettre völontairement ä la disposition de tout le monde, je trouve que c’est important, parce que c’est la base de tout et qu’on n’en parle jamais. Ľérotisme était un théme, et méme plutôt un «isme» qui était la base de tout ce que je faisais au moment du «grand verre». Cela m’évitait d’etre obligé de rentrer dans les théories déjä existantes, esthétiques ou autres.» L’ceuvre de Duchamp est radicalement moderne. Ce qui lui confére son actualité, c’est de se situer hors de son temps. Hors de son temps est également la phrase qu’il répéte devant Cabanne et qui sonne comme la conclusion de son oeuvre : «Je me considére comme trés heureux. Je suis trés heureux.» Ouvrages cités Traduit par Oldřich Kulík Breton, André : «Phare de la Mariée». Mintoaure 6, 1935. Cabanne, Pierre : Entretiens avec Marcel Duchamp, 1967. Duchamp, Marcel : Marchand du sel, 1959. Duchamp, Marcel : Where do we go from Aerť.3Manuscrit, i960. Hamilton, Richard : «The green book». Epilogue de la tra­duction des textes de Duchamp The bride stripped bare by her bachelors, even (i960?). Janis, Harriet and Sidney : «Marcel Duchamp : Anti-Artists», 1945. Dada Painters and Poets. Ed. by Robert Motherwell, 1951. Lebel, Robert : «Marcel Duchamp maintenant et ici». VO eil 149, 1967. Lebel, Robert : Sur Marcel Duchamp, 1959.

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