Výtvarné Umění, 1968 (XVIII/1-10)

1968-08-01 / No. 8

Rouen. Lá, le visiteur solitaire, déambulant pármi ie petit nombre des ceuvres de Duchamp que ľon avait réussi á glaner dans divers coins du monde, était comme sous le coup d’un charme. Ce fut une grande surprise: surtout par la simplicitě et le calme qui se dégageait de l’ceuvre du plus grand des pro­vocateurs pármi les artistes modernes. Les «ready­made», qualifies d’ordinaire de «soufflet au gout public», deviennent ici une chose intime, qui ne con­­cerne que deux interlocuteurs : vous-měme, qui ětes venu de loin pour les voir, et Marcel Duchamp. Vous faites tourner la roue de la bicyclette, vous contem­­plez longuement ľéchiquier de poche encadré sous verre, le couple de tabliers, le gilet dont les boutons métalliques portent des lettres en relief composant le nom de PÉRET. Le seul mot qui vous vient á ľesprit á la vue de ces objets est celui de délicatesse. Délicatesse, retenue, intelligence, mesure, toutes qualités qui font passer l’artiste au second plan et laisser les choses parier par elles-mémes. Mais ой done est passé le choc que ces provocations de Duchamp devaient susciter? S’est-il évanoui avec le temps? En feuilletant le catalogue, vous ětes sur­­pris d’apprendre que Duchamp ne s’est méme pas efforcé d’exposer ses ceuvres les plus provocantes. Son premier ready-made, la célěbre «Roue de bi­cyclette» ne fut exposé pour la premiére fois qu’en 1954, ä New-York; de méme, son célěbre «Sěche­­bouteilles» (1914) fut présenté au public en 1936 seulement, alors que «In Advance of The Broken Arm» (1915) ne fut exposé qu’en 1956. N’ayant été ni exposés, ni reproduits, les ready-made créés dans les années dix et vingt étaient non seulement restés inconnus, mais plusieurs s’étaient méme perdus, de sorte que ľon en présente aujourďhui les répli­­ques. Lorsqu’en 1917, New-York refusa d’expo­ser la «Fontaine» qu’il у avait envoyée, Duchamp publia méme une protestation. Chose surprenante cependant, cette protestation revétait la forme d’une excuse ой l’artiste reconnaissait les qualités esthéti­­ques des produits de la céramique sanitaire améri­­caine. Dans la vie de Duchamp, une telle protesta­tion constitue d’ailleurs une manifestation tout ä fait exceptionnelle et extréme. En emportant son «Nu descendant l’escalier», il s’était dit, comme il devait le raconter beaucoup plus tard á J. J. Sweeney : «Marcel, plus de peinture, cherche du travail.» Et, pour pouvoir «peindre pour lui», il accepta une pla­ce de bibliothécaire. Sa Joconde aux moustaches fut, en 1919, la manifestation dadaiste par excellence. Mais Marcel Duchamp ne voulait la montrer ä per­sonne. C’est par un pur hasard que son ami Picabia la découvrit chez lui; enthousiasmé, il la reproduisit de mémoire et la fit publier en l’intitulant «Tableau­­dada de Marcel Duchamp». Quant ä Duchamp, il ne devait exposer l’original qu’en 1930. Duchamp ne s’efforja méme pas d’organiser une exposition individuelle de ses ceuvres. Il ne se joignit pas non plus aux expositions des cubistes, des da­­daistes, ni méme ä celieš des surréalistes, bien qu’il fut leur ami. Il resta presque méconnu. — Vous n’avez jamais eu de regret? lui demande Cabanne. — De quoi? — De ne pas étre connu. — Non, pas du tout. Absolument aucun regret. 3 * * * * * * * il 3 «L’Art ne me connait pas. Je ne connais pas l’Art,» avait éerit jadis Tristan Corbiěre. Tout l’ceuvre de Marcel Duchamp est imprégné de cette méfiance profonde vis-á-vis de l’art — vis-á-vis de ce qu’on appelle art, vis-á-vis de la démarche de l’artiste con­­temporain et de ľétat de notre culture au sein de laquelle l’artiste situe son oeuvre. De nos jours, une telle méfiance est une chose déjä assez courante. Mais Duchamp ľavait éprouvée bien auparavant, durant les belles années ďavant la premiére guerre mondiale á ľépoque de ľavénement glorieux du cubisme, du futurisme et. de l’orphisme. Et, á cette époque déjá, il n’hésitait pas ä tirer de cett? méfiance toutes les conséquences. On a présenté et ľon présente toujours ľattitude de Duchamp comme une protestation dirigée contre l’art. Mais une telle protestation serait sans valeur. En effet, si celui qui adopte les positions de ľanti­­art veut avoir des chances d’atteindre son but, il doit se maintenir dans le domaine ой l’art se mani­feste; il doit partager sa vie avec tous ceux qui s’occupent d’art, avec les ardstes et leur public. Sa protestation se situe dans les limites conventionnel­­les de l’art, renfor9aňt nécessairement par lá се qu’elle voulait contester: ľinstitution méme de la culture. On sait que cela fut fatal au dadaisme et au surréalisme. En fait, Duchamp ne veut pas protester contre l’art. Toute son activité prouve au contraire que l’art lui tenait infiniment á coeur. S’il mettait en doute la fonction historique et sociale de l’art contemporain, c’était justement parce qu’il croyait profondément ä l’art, á son efficacité, á sa signification, á sa nécessi­­té. A vrai dire, il avait sacrifié toute sa vie ä ľart et á ľart seul. Les manifestation ďanti-art ne pouvaient ľintéresser : il voulait trouver un art nouveau. Cet art nouveau supposait une vie nouvelle — une vie dégagée du milieu culturel existant, de ses exigences, de ses servitudes. Est-il cependant pos­sible de se dégager de ce milieu? Est-il possible de vivre dans une société ou á une époque autre que celie ой ľon se trouve placé réellement? Nier son époque, c’est, ä vrai dire, étre de mauvaise foi. En dépit du caractěre exclusif de ses ceuvres, Du­champ était á cent lieues de nourrir le révě romanti­­que d’une évasion hors de la civilisation moderne. Il est resté lucidement un homme de notre époque, done un homme qui accepte aussi la position in­­certaine de ľart dans la société moderne. Cet art différent dont il sentait la nécessité, il devait le dé­­couvrir hie et nunc, dans ce monde et dans cette société mémes. Dans ces conditions, Marcel Duchamp s’est trou­­vé dans une position difficile et ambigue. Les entre­­tiens avec Cabanne abordent souvent ce probléme central de ľexpérience du Duchamp. Parlant de son emploi de bibliothécaire, ii dit : «j’ai fait ce geste pour me débarrasser d’un certain milieu, d’une certaine attitude, pour avoir une conscience tran­­quille...» Duchamp fait done table rase du passé. Ce sont ensuite les années de New-York, ľhistoire de sa «Fontaine». «Il s’agissait surtout, explique-t­­il á Cabanne, de remettre en question le comporte­­ment de l’artiste tel que l’envisageaient les gens.» Par ce geste anti-artistique, Duchamp voulait done plutôt définir — par la négation, avant tout — sa propre situation d’artiste que de protester contre l’art ou méme de chercher la provocation. «Je ne suis pas ce qu’on appelle un ambitieux qui sollicite,» dit-il á Cabanne. «Je n’aime pas sollicker, d’abord parce que c’est fatiguant, et puis cela ne sert généralement á rien.» Et il poursuit : «Je n’attends rien. Je n’ai besoin de rien. Or, la sollici­­tation est une des formes du besoin. Cela n’existe pas chez moi, parce que, au fond, je me porte trés bien sans avoir produit quoi que ce soit depuis longtemps. Je ne donne pas á l’artiste cet espéce de röle social ой il se croit tenu de faire quelque chose, ой il se dort au public. J’ai horreur de toutes ces considérations-lä.» 4 Ce qui déconcerte dans ľattitude de Duchamp, c’est que, sans accepter cette société, il ne proteste pas non plus contre eile. II ne fait que s’en détourner. Pour se tourner vers quoi? En premier lieu vers la simplicitě. Rien de plus simple, en effet, que son premier ready­made, la «Roue de bicyclette». Rappeions qu’il a vu le jour en 1913, done á une époque ой l’art moderne était représenté pat les formes complexes des ta­bleaux cubistes, futuristes et orphistes, oeuvres aux­­quelles se rattachaient des théories tout aussi labo­­rieuses. Peut-on imaginer quelque chose de plus naive que «L’air de Paris», cette ampoule de verre que Duchamp avait emportée de Paris pour en fake cadeau ä son ami, le collectionneur Arensberg? Ou bien cette pelote de ficelle serrée entre deux plaques de laiton jointes par quatre longues vis et intitulée «A bruit secret»? Sur les plaques de cet assemblage est gravée une inscription mystérieuse, alors que ľintérieur de la pelote contient un objet qu’Arensberg у avait placé en 1916 á Päques et qui émet un bruit de crécelle lorsqu’on l’agite. Ready­made mystérieux, car Arensberg n’a jamais dévoilé ce qu’il у avait caché... Des enfantillages ? Peut-étre. Mais non des absur­­dités. Derriére la simplicitě de ces objets, on sent un profond amour, une délicatesse infinie, une immense pureté. Si ces ready made représentent une pro­testation, alors ils sont une protestation contre 1’orgueilleuse indifférence de l’artiste modeme. Ils sont nés d’une observation calme et concentrée des réalités simples de notre vie. Nous comprenons pourquoi Duchamp n’en a réalisé qu’un tout petit nombre — deux ä trois par an, sans compter les années vides. Leur avénement était toujours précédé d’une longue période d’attente et de mürissemem : il suffisait de реи ensuite pour les faire naitre. Aujourd’hui, on déambule pármi ces ready-made comme parmi les objets de culte. Tirés, arrachés de la vie, ils restent néanmoins vivants. Et cette part de vie dont ils faisaient partie et qui les avait fait naitre, ils ľont érigée en quelque chose de sacré. 5 Voilá pourquoi, peut-étre, ils ne peuvent étre ré­­pétés. II у a une différence surprenante entre les ready-made originaux de Duchamp et leurs répli­­ques. Les premiers ready-made, généralement dé­­truits ou perdus, sont couramment exposés de nos jours dans des répliques et des reconstructions qu’ Arturo Schwarz a exécutées en 10 exemplaires ä Milan en 1964. Ce sont des répliques trés minu­­tieuses et exactes. Duchamp en avait autorisé la réalisation et les possěde lui-mémé dans son apparte­­ment de Paris. Seuls quelques ready-made posté­­rieurs de Duchamp sont exposés en original ou comme répliques contemporaines des originaux, réalisées par 1’auteur lui-méme : «Echiquier de poche», «Gilet pour Benjamin Péret», «Couple de tabliers de blanchisseuses». Comparant les répliques de Schwarz avec ďautres plus anciennes, dues á Ulf Linde, ľadmirateur enthousiaste de Duchamp, Robert Lebel, l’auteur de la monographie sur Duchamp dit : «Les pre­mieres répliques d’Ulf Linde semblent plus esthéti­­yues, plus raftinées que vos originaux méme, alors que celles de Schwarz sont entiérement dépouillées d’art et parviennent á la parfaite froideur...» Tout comme il est impossible de recréer la vie, on ne peut refaire ces ready-made. Et pourtant on ne peut s’empécher ďéprouver une profonde émotion devant les « 3 Stoppages Étalon». C’est une copie également, mais dans ce cas l’original est né par voie froide. Il s’agit de trois fils de un metre de long que Duchamp a laissé choir d’une hauteur de un mětre sur une surface horizontale, ой ils ont atterri sous forme de courbes allongées. Duchamp les a collées sur une plaque de verre et a découpé ďaprěs elles les arétes de trois regies, obtenant ainsi les trois étalons. C’est comme un remerciement muet pour le hasard et la grace par quoi nous est Offerte la vie. Duchamp ne pose pas de questions; il ne s’attend pas á des réponses. Il est libre. Et c’est en cela que réside son rapport sacré avec la vie : «II n’y a pas de solution, parce qu’il n’y a pas de probléme,» dit-il. «Le probléme, c’est une invention de ľhomme — il n’a aucun sens.» Lorsque Michel Carrouges par­­lait du caractére «athée» de la « Mariée» de Duchamp, celui-ci déclara dans une lettre adressée á André Breton qu’il n’était ni croyant ni athée. «Pour moi il y a autre chose que oui, non et indifferent — c’est par exemple ľ absence ď investigations de ce genre.-» Le plus grand mystěre de Duchamp réside peut­­étre dans son ouvertuře absolue á tout. «Mon art serait de vivre.» Vivre, cela veut dire étre présent dans ľespace du monde. Mais qu’est-ce que ľespace du monde? Jadis, Duchamp en avait cherché la elé dans le temps, ce qui donna naissance aux analyses chronographiques de ľespace, comme c’est le cas pour le «Nu descendant un escalier». Plus tard, il s’efforce de la concevoir comme la pro­jection d’une autre dimension : «Je considérais que la quatriěme dimension pouvait projeter un objet á trois dimensions, autrement dit que tout objet de trois dimensions est une projection d’une chose á quatre dimensions que nous ne connaissons pas.» Comme il ľa confié á Cabanne, Duchamp a appliqué cette conception dans la partie centrale de sa «Mariée». Certes, ce que nous savons du monde et la fagon dont nous le vivons ne peuvent étre saisis et rendus en données tridimensionnelles dans le cadre du visible. Ce qui, dans le monde, nous émeut le plus, n’est pas perceptible par la vue. Voilä pourquoi Duchamp a abandonné la peinture et méme, pour une longue période, presque toute activité artistique. «Ce qui m’intéressait, c’étaient les idées — non pas seulement les créations visuelles. Je voulais de nou­veau mettre la peinture au service de ľesprit. Dada

Next