Nouvelle Revue de Hongrie 63. (1940)

Novembre - Maurice Jókai par Sándor Hegedüs

412 NOUVELLE REVUE DE HONGRIE 1940 survient et change les rôles: Petőfi devient poète, Jókai conteur et Orlay peintre. Jókai doit son grand talent de narrateur à sa mère Marie Pulay, connue partout pour sa verve et son entrain. Le romancier avait pour elle un véritable culte. Elle envoya un jour à un quotidien de Pest un poème écrit par son fils, alors âgé de neuf ans; le journal le publia. Jókai fut donc présenté au public à l’âge de neuf ans. C’était un enfant fort timide et saturé d’imagination, toute la maisonnée le choyait, ses frères et sœurs le chérissaient et comme il l’écrit lui-même dans ses mémoires, il n’était jamais grondé. Quand il partait pour l’école sa sœur aînée devait le suivre des yeux pendant qu’il traversait la rue, tant il était craintif. Il y avait trois choses qu’il craignait par dessus tout: les hommes barbus, les chiens enragés et enfin d’être enterré vivant. Cette dernière idée l’obsédait à tel point qu’il portait sans cesse son testament sur lui et suppliait sa mère, au cas où il viendrait à mourir, de ne pas le laisser enterrer sans autopsie. L’amitié que Jókai voua à Petőfi au collège de Pápa et qui subsista leur vie durant, fut d’une importance décisive pour sa carrière littéraire. Ils luttèrent ensemble sous la Révolution et travaillèrent tous deux à élever la littérature hongroise au niveau des lettres universelles. Sa première œuvre fut un drame écrit pour un concours de l’Académie, Petőfi le copia pour son ami qui obtint une mention honorable. Ce fut ce qui décida de sa carrière littéraire. Il le dit lui-même dans ses mémoires: «Lorsque j’appris que Vörösmarty et Bajza, les deux grands écrivains du temps, jugeaient ma première œuvre digne d’un prix de 100 louis d’or, je me fiançai à jamais à cette aimable fée qui se nomme la Poésie et fus livré par elle à sa flamme éternelle qui nous consume sans cesse mais ne nous brûle jamais. » A vrai dire, Jókai se destinait au barreau. Il était avocat et plaida plusieurs causes. Mais comme en ce temps-là les avocats devaient saisir eux-mêmes les défendeurs, il renonça au barreau pour se vouer entièrement à la littérature. Les conseils éclairés de sa femme qui, en sa qualité de tragédienne, connaissait les chefs-d’œuvre des lettres universelles, aidèrent puissamment au développement de son goût. On l’accuse parfois d’avoir été trop idéaliste comme romancier. Cette accusation n’est point fondée. Le fait d’avoir décrit des situations insolites et créé des héros extraordinaires ne diminue point la valeur du sujet ni de l’individu. N’oublions pas non plus qu’il vivait au temps des figures qu’il a peintes et que ce qui nous semble le produit d’une imagination fantasque, n’est le plus souvent que le fruit de souvenirs personnels. En somme, Jókai a créé un nouveau genre: le roman-conte. Par sa fantaisie digne des Mille et une Nuits il a transformé le roman venu d’Occident en y mêlant des éléments nouveaux, ceux des contes orientaux. Ce qui ne signifie pas qu’il ne décrivait pas la vie réelle; bien au contraire, il attirait l’attention du lecteur sur les figures extraordinaires qui vivaient autour de lui dans l’intéressant petit pays qui s’appelle la Hongrie. Il dit lui-même à l’occasion de son cinquantenaire: «J’ai suivi les plus grands héros de l’époque dans leur route glorieuse et j’ai fui après la défaite à travers les marécages et les plaines, guidé par des vagabonds. J’ai été à Vienne et au siège de Bude et j’ai vu tout un monde s’écrouler devant moi à Világos, lorsque les Habsbourg, avec l’aide du tzar, vainquirent la Révolution de Kossuth et que les quarante mille

Next